La rencontre networking de la CCI France Russie et de la Chambre de Commerce Américaine en Russie (AmCham) a eu lieu à Moscou
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Emmanuel Macron par lui-même. Entretien du président français avec The Economist
12.11.2019

The Economist : Nous avons tous été frappés par le ton très sombre de votre discours aux ambassadeurs. Vous avez débuté sur un ton presque existentiel sur l’avenir de l’Europe, vous avez parlé de la possibilité de la disparition de l’Europe. Ne dramatisez-vous pas la situation ? Pourquoi cette vision si sombre de l’avenir de l’Europe ?

Emmanuel Macron : Je ne crois pas dramatiser les choses, j’essaye d’être lucide, mais regardez ce qui est en train de se passer dans le monde. C’était impensable il y a cinq ans. S’épuiser sur le Brexit comme on le fait, avoir une Europe qui a tellement de mal à avancer, avoir un allié américain qui nous tourne le dos aussi vite sur des sujets stratégiques, personne n’aurait cru que c’était possible. Au fond comment s’est construite l’Europe ? J’essaye de voir la réalité en face. Moi, je pense que l’Europe est un miracle. Ce continent constitue la plus grande concentration géographique de diversités culturelles et linguistiques. C’est ce qui explique que pendant presque deux millénaires l’Europe était bousculée par des guerres civiles permanentes. Et depuis 70 ans, on a réussi un petit miracle géopolitique, historique, civilisationnel : une équation politique sans hégémonie qui permet la paix. On doit cela au fait que l’Europe a vécu l’une des guerres les plus brutales, la plus brutale de son histoire, et a été je dirais au fond du mal au XXème siècle.

L’Europe s’est construite sur cette idée qu’on allait mutualiser ce pour quoi on se faisait la guerre : le charbon et l’acier. Elle s’est ensuite structurée dans une communauté, qui n’est pas simplement un marché, qui est un projet politique. Mais il y a aujourd’hui une série de phénomènes qui nous mettent dans une situation de bord du précipice. D’abord, l’Europe a perdu le fil de son histoire. L’Europe a oublié qu’elle était une communauté, en se pensant progressivement comme un marché, avec une téléologie qui était l’expansion. C’est une faute profonde parce qu’elle a réduit la portée politique de son projet, à partir des années 90. Un marché n’est pas une communauté. La communauté est plus forte : elle comporte des éléments de solidarité, de convergence, qu’on a perdus, et de pensée politique.

Ensuite, au fond, l’Europe a été construite comme le « Junior Partner » des Américains. C’est ce qu’il y a derrière le Plan Marshall dès le début. Cela allait de pair avec des Etats-Unis bienveillants, garants en dernier ressort d’un système et d’un équilibre de valeurs, fondé sur la préservation de la paix dans le monde et l’hégémonie des valeurs occidentales. Il y avait un prix pour ça, c’était l’OTAN et le soutien à l’Union européenne. Mais un changement s’est opéré ces dix dernières années, et il ne s’agit pas que de l’administration Trump. Il faut regarder ce qu’il se passe très profondément du côté américain. C’est l’idée théorisée par le Président Obama : « Je suis un président du Pacifique ».

Donc les Etats-Unis regardent ailleurs, ce qui est d’ailleurs très intelligent de leur point de vue à ce moment-là : ils regardent la Chine et le continent américain. Le Président Obama, le théorisant ensuite par une géopolitique des blocs commerciaux, a fait ses traités et s’est désengagé du Moyen Orient en disant « Ce n’est plus ma politique de voisinage ». Mais après, cela a engendré un problème et un affaiblissement : c’est le sens de la crise 2013-2014, la non-intervention face aux armes chimiques en Syrie, qui marque déjà un premier effondrement du bloc occidental, parce qu’à ce moment-là les grandes puissances de la région se disent “les Occidentaux sont faibles”. Implicitement les choses qui s’amorcent alors, se sont révélées ces dernières années.

Ce qui modifie déjà la relation entre l’Europe et les Etats-Unis ?

EM: Les Etats-Unis restent notre grand allié, nous en avons besoin, nous sommes proches et nous partageons les mêmes valeurs. Je tiens beaucoup à cette relation et j’ai beaucoup investi avec le Président Trump. Mais pour la première fois, nous avons un président américain qui ne partage pas l’idée du projet européen, et la politique américaine se désaligne de ce projet. On doit en tirer les conséquences. Les conséquences, nous les voyons en Syrie en ce moment : le garant en dernier ressort, l’ombrelle qui rendait l’Europe plus forte, n’a plus la même relation avec l’Europe. C’est pourquoi notre défense, notre sécurité, les éléments de notre souveraineté, doivent être pensés en propre. Je n’ai pas attendu la Syrie pour le faire. Dès le début de mon mandat j’ai poussé beaucoup cette idée d’une souveraineté militaire et technologique européenne.

Donc, premièrement l’Europe perd le fil de son histoire progressivement ; deuxièmement, un changement de la stratégie américaine s’opère ; troisièmement le rééquilibrage du monde va de pair avec l’émergence – depuis 15 ans – d’une puissance chinoise qui crée un risque de bipolarisation et marginalise clairement l’Europe. Et à ce risque de « G2 » Etats-Unis/Chine, s’ajoute le retour de puissances autoritaires, au voisinage de l’Europe, qui nous fragilisent également très profondément. Cette réémergence de puissances autoritaires, essentiellement la Turquie et la Russie, qui sont les deux grands acteurs de notre politique de voisinage, et les conséquences du Printemps Arabe créent une forme d’ébullition.

Tout cela conduit à une fragilité extraordinaire de l’Europe qui, si elle ne se pense pas comme puissance dans ce monde, disparaîtra, parce qu’elle fera l’objet d’un coup de boutoir. A cela s’ajoute enfin, une crise intérieure européenne : une crise économique, sociale, morale et politique qui a commencé il y a 10 ans. L’Europe n’a pas revécu des guerres civiles par conflits armés, mais elle a vécu par les égoïsmes nationaux. Il y a eu en Europe, une division Nord-Sud sur le sujet économique et Est-Ouest sur le sujet migratoire, avec pour conséquence une forte montée des populismes, partout en Europe. Ces deux crises – économique et migratoire – ont frappé de plein fouet les classes moyennes. En montant les impôts, en faisant des ajustements budgétaires sur le dos des classes moyennes, ce qui est à mon avis une erreur historique. C’est ça par ailleurs qui explique la montée des extrêmes partout en Europe. Une Europe qui est devenue beaucoup moins gouvernable.

Compte tenu de tous les défis que j’évoque, vous avez une Europe où de nombreux pays sont gouvernés par des coalitions, avec des majorités fragiles ou des équilibres politiques instables. Regardez l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, la Belgique, regardez le Royaume-Uni que vous connaissez, regardez la France. Certes, nous avons des institutions solides, une majorité jusqu’en 2022. Mais nous avons aussi une crise sociale très dure, dont nous ne sommes pas sortis, qui a été la manière française de vivre cette crise-là. Il n’y a pas un pays en Europe qui soit épargné. Sauf ceux qui ont tourné le dos à la démocratie libérale et qui ont décidé d’être beaucoup plus durs. On peut dire que la Hongrie, la Pologne sont à l’abri de ces crises, même si on a des signes avant-coureurs à Budapest...

Donc, au vu de tous ces phénomènes, je ne crois pas être pessimiste ou noircir le tableau quand je dis ça. Je dis juste que, si nous n’avons pas un réveil, une prise de conscience de cette situation et une décision de s’en saisir, le risque est grand, à terme, que géopolitiquement nous disparaissions, ou en tous cas que nous ne soyons plus les maîtres de notre destin. Je le crois très profondément.

Comment concrètement répondre à ce défi que vous décrivez ? Comment est-ce que vous comptez arriver à surmonter toutes les réticences, tous les obstacles, et bâtir une souveraineté européenne ?

D’abord les choses bougent, il ne faut jamais cesser de l’expliquer. Il y a une pensée profonde qui s’est structurée dans les années 90-2000 autour de l’idée de fin de l’histoire, d’une expansion sans fin des démocraties, d’un camp occidental qui aurait réussi à s’universaliser et aurait gagné. C’est ça l’histoire dans laquelle on vivait jusque dans les années 2000, lorsqu’une série de chocs a montré que ce n’était pas si vrai.

Donc moi, je pense que la première chose pour y arriver, c’est de retrouver la souveraineté militaire. J’ai poussé les sujets d’Europe de la défense dès que je suis arrivé, au niveau européen, au niveau franco-allemand. Lors du conseil des ministres franco-allemand du 13 juillet 2017, on lance deux grands projets : le char et l’avion du futur. Tout le monde m’a dit « Jamais on y arrivera ». C’est très dur mais on avance, c’est possible. Nous avons lancé l’Initiative européenne d’intervention que j’avais annoncée à la Sorbonne et qui s’est concrétisée : le 14 juillet dernier, nous avions ici les neuf autres Etats membres. Depuis, l’Italie nous a rejoint et la Grèce veut également rejoindre cette initiative. Cela montre qu’il y a une prise de conscience du sujet défense. On rejoint cette initiative des pays comme la Finlande ou l’Estonie qui jusqu’alors vivaient leur relation, pour l’un dans une méfiance à l’égard de l’OTAN, pour l’autre dans une défiance russe qui était « Je me livre totalement à l’OTAN ». L’instabilité du partenaire américain et la montée des tensions font que l’idée d’une Europe de la défense s’installe progressivement. C’est un véritable aggiornamento d’une Europe puissante et stratégique. J’ajoute que nous devrons à un moment faire le bilan de l’OTAN. Ce qu’on est en train de vivre, c’est pour moi la mort cérébrale de l’OTAN. Il faut être lucide.

« La mort cérébrale de l’OTAN ? »

Regardons les choses en face. Vous avez des partenaires qui sont ensemble dans une même région du globe, et vous n'avez aucune coordination de la décision stratégique des Etats-Unis d’Amérique avec les partenaires de l’OTAN. Il n’y en a pas. Nous assistons à une agression menée par un autre partenaire de l’OTAN qui est la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu, sans coordination. Il n’y a pas eu de planification ni de coordination par l’OTAN. Il n’y a même pas eu de déconfliction par l’OTAN. Un rendez-vous est prévu en décembre. Mais cette situation, de fait, ne questionne pas selon moi l’interopérabilité de l’OTAN qui est efficiente entre nos armées, ça marche pour commander des opérations. Mais sur le plan stratégique et politique, force est de constater que nous avons un problème.

Vous pensez maintenant que l’Article 5 ne fonctionne pas aussi, vous vous en doutez un peu ?

Je ne sais pas, mais c’est quoi l’Article 5 demain ? C’est-à-dire que si le régime de Bachar al-Assad décide de répliquer à la Turquie, est-ce que nous allons nous engager, c’est une vraie question. Nous nous sommes engagés pour lutter contre Daech. Le paradoxe c’est que la décision américaine et l’offensive turque dans les deux cas ont un même résultat : le sacrifice de nos partenaires sur le terrain qui se sont battus contre Daech, les Forces Démocratiques Syriennes. C’est ça le sujet. D’un point de vue stratégico-politique ce qui s’est passé est un énorme problème pour l’OTAN. Cela rend d’autant plus essentiel deux choses sur le plan militaire et stratégique. D’une part, l’Europe de la défense – une Europe qui doit se doter d’une autonomie stratégique et capacitaire sur le plan militaire. Et d’autre part, rouvrir un dialogue stratégique, sans naïveté aucune et qui prendra du temps, avec la Russie. Parce que ça montre bien que vous devez ré-internaliser votre politique de voisinage, vous ne pouvez pas la laisser gérer par des tiers qui n’ont pas les mêmes intérêts que vous. Donc pour moi c’est un point important, c’est un sujet prioritaire, géopolitique et militaire. Après il y a le sujet technologique....

L’Europe n’a pas d’équivalent à l’Article 5 et il serait très difficile de combler cet écart avec l’OTAN, n’est-ce pas ? D’assurer la défense collective avec la même crédibilité dont dispose l’OTAN, même en tenant compte de l’affaiblissement de l’OTAN que vous venez d’évoquer. Alors comment passer d’une idée de collaboration à la garantie de sécurité, que l’OTAN peut-être ne peut plus assurer, avec une capacité de projection de forces si nécessaire?

D’abord, l’OTAN est forte de ses Etats membres, donc ça ne marche que si le garant en dernier ressort fonctionne comme tel. Je dirais qu’il faut réévaluer la réalité de ce qu’est l’OTAN à l’aune de l’engagement des Etats-Unis d’Amérique. Ensuite pour moi, l’Europe a la capacité de se défendre. Les pays européens ont des armées solides, la France au premier chef. On est engagés sur la sécurité de notre propre sol comme dans beaucoup d’opérations extérieures. Je pense que l’interopérabilité de l’OTAN fonctionne bien. Mais il faut clarifier maintenant quelles sont les finalités stratégiques que l’on veut poursuivre au sein de l’OTAN.

L’Europe peut être en situation de le faire si elle accélère la montée en puissance de l’Europe de la défense. Nous avons décidé d’une coopération renforcée entre plusieurs Etats membres, ce qui est une mise en commun, une clause de solidarité qui existe entre Etats. On a mis en place un Fonds européen de la défense. Nous avons l’Initiative européenne d’intervention, pensée en complémentarité avec l’OTAN. Mais il faut avoir des stress tests sur ces sujets-là. La France sait se protéger, elle deviendra après le Brexit la dernière puissance dotée d’armes nucléaires membre de l’UE. Et donc la question aussi de penser cela par rapport aux autres est essentielle.

On est à un moment d’aggiornamento de ce sujet. L’OTAN a été pensé comme ayant un ennemi : le Pacte de Varsovie. En 90 nous n’avons pas du tout réévalué ce projet géopolitique à l’aune de la disparition de l’ennemi initial. L’impensé c’est que l’ennemi reste toujours la Russie. C’est d’ailleurs aussi vrai que quand on intervient en Syrie contre le terrorisme, ce n’est pas l’OTAN qui intervient. On utilise les mécanismes d’interopérabilité de l’OTAN mais c’est une coalition ad hoc. Donc la question de la finalité actuelle de l’OTAN est une vraie question à se poser. Au premier chef par les Etats-Unis d’Amérique. Le Président Trump, j’ai beaucoup de respect pour cela, pose la question de l’OTAN, il la pose comme un projet commercial. Selon lui c’est un projet où les Etats-Unis assurent une forme d’ombrelle géopolitique, mais en contrepartie, il faut qu’il y ait une exclusivité commerciale, c’est un motif pour acheter américain. La France n’a pas signé pour ça.

Vous avez raison, l’Europe n’a pas encore fait la démonstration de sa crédibilité. Simplement je pense que les esprits sont en train de changer et qu’aujourd’hui l’Europe de la défense est en complémentarité avec l’OTAN. Mais je pense aussi qu’elle doit se muscler, parce qu’elle doit décider et de plus en plus assumer sa politique de sécurité sur le plan du voisinage, c’est légitime.

Dans les discussions que j’ai avec le Président Trump quand il me dit « C’est votre voisinage, pas le mien », quand il dit publiquement « Les terroristes, les djihadistes qui sont là-bas ce sont des européens, pas des américains », quand il dit « C’est leur problème, ce n’est pas le mien », il faut l’entendre. Il dit une chose qui est un état de fait. Cela veut simplement dire, ce qui était sous-jacent de l’OTAN jusqu’alors : je ne suis plus d’accord pour payer et réassurer un système qui est leur sécurité et donc juste « wake up ». L’OTAN, tel qu’on l’a vécu depuis le début, est en train de changer de logique. Quand vous avez le Président des Etats-Unis d’Amérique qui dit ça, nous ne pouvons pas, même si on ne veut pas l’entendre, ne pas en tirer les conséquences de manière responsable, en tout cas commencer à réfléchir. Est-ce que lui il l’activera, la solidarité ? Si ça se passe à nos frontières ? C’est une vraie question. Quand il dit ça, ce qui est tout à fait légitime d’un point de vue d’un président des Etats-Unis d’Amérique, cela veut dire peut-être que certaines alliances, ou la robustesse de ces liens est en train d’être revisitée. Je pense que beaucoup de partenaires l’ont vu, et qu’on est en train de bouger sur ce point.

Je le disais pour moi ensuite il y a le sujet technologique qui est essentiel : l’intelligence artificielle, les data, le numérique et la 5G, qui sont des technologies civilo-militaires.

Mais sur la 5G, l’Europe est divisée...

Parce que l’Europe n’avait pas de réflexion, ni de coordination. C’est-à-dire que de fait, on avait délégué aux opérateurs de télécommunications des choix souverains. Je peux vous le dire aussi nettement que ça. J’ai eu la discussion l’autre jour à l’European Round Table avec la Chancelière, et c’était comme un gros mot quand je disais « Est-ce que vous pouvez me garantir que le développement de la 5G sur les cœurs les plus sensibles technologiquement est totalement européen ? ». Personne. Pour moi il y a des éléments qu’il faut garder en européen.

Mais précisément ce sont des divisions …

Ce ne sont pas des divisions !

Il y a des divergences sur l’attitude à prendre vis-à-vis de Huawei, par exemple.

Je ne stigmatise aucun constructeur, ce ne serait pas efficace. Et ceux qui de l’autre côté de l’Atlantique les ont parfois stigmatisés ont fini par faire des deals. Je dis juste qu’on a deux constructeurs européens : Ericsson et Nokia. On a des sujets qui sont clés. Le jour où vous avez tout le monde qui est connecté sur la 5G avec de l’info critique, est-ce que vous savez protéger votre système et le sécuriser ? Le jour où vous avez toutes vos connexions cyber qui sont sur un système, est-ce que vous savez le protéger ? C’est la seule chose qui m’importe. Sur le reste je suis neutre. Là-dessus, c’est souverain. C’est ça, les éléments de souveraineté.

Pendant des années on a délégué cette réflexion aux opérateurs de télécommunications. Mais ils ne sont pas en charge de la souveraineté des systèmes de sécurité. Ils sont en charge de servir des bénéfices à leurs actionnaires, je ne peux pas leur en vouloir. On a en quelque sorte complètement abandonné ce qui était la grammaire de la souveraineté, qui sont des sujets d’intérêt général qui ne peuvent pas être gérés par les entreprises. Elles peuvent être partenaires, mais c’est aux Etats de gérer. Donc on a mis les pieds dans le plat et je pense qu’un changement est en train de se faire sur ce sujet. Mais qui n’est pas de la défiance ou de l’agressivité commerciale à l’égard de qui que ce soit.

J’ai toujours dit à nos partenaires, qu’ils soient américains ou chinois, « Je vous respecte parce que vous êtes souverains ». Et donc je pense que l’Europe ne sera respectée que si elle-même a une réflexion en termes de souveraineté. Il faut voir la sensibilité dont on parle. Sur le sujet de la 5G, on parle plutôt de relation avec des constructeurs chinois ; sur le sujet du data on parle plutôt de la relation avec des plateformes américaines. Mais aujourd’hui on a créé des conditions en Europe où ce sont les entreprises qui ont décidé de ces points-là. Bilan des courses : si on laisse faire, dans 10 ans, personne ne sait vous garantir la robustesse technologique de vos systèmes de cyber, personne ne sait vous garantir qui traite et comment les données des citoyens ou des entreprises.

A vous entendre, on a l’impression que vos partenaires européens sont en quelque sorte naïfs !

Je pense que l’Europe a eu des agendas subis pendant des années et des années. Nous avons été trop lents sur beaucoup de points. Il y a eu ces sujets de réflexion. Mais au fond on n’a pas voulu se poser la question parce que nous avons vécu dans un monde mercantiliste aux alliances sûres. L’idéologie dominante c’était un parfum de fin de l’histoire. Donc il n’y aura plus de grandes guerres, le tragique nous a quitté, c’est formidable. L’agenda qui prime est un agenda économique, ce n’est plus stratégique ou politique. En somme, cela consiste à penser que si on est tous liés en termes économiques, tout va bien se passer, on ne se fera pas de mal. En quelque sorte l’ouverture infinie du commerce mondial est un élément de pacification.

Sauf que s’est révélé, en quelques années, le fait que le monde se refracturait, que le tragique revenait, que les alliances qu’on pensait incassables peuvent être prises de revers, que des gens peuvent décider de tourner le dos, qu’on peut avoir des intérêts divergents. Dans cette mondialisation, le garant en dernier ressort du commerce mondial pouvait décider de devenir protectionniste pour des sujets économiques. Des grands acteurs du commerce mondial avaient peut-être un agenda qui était plus un agenda de souveraineté politique, ou d’ajustement du domestique sur l’international, que de commerce.

Il faut être lucide. J’essaye moi-même de comprendre le monde tel qu’il est, je ne donne de leçons à personne. Peut-être que j’ai tort. Est-ce qu’on peut en vouloir de ne pas l’avoir vu il y a cinq ou dix ans ? Les Etats-Unis ont leurs faiblesses aussi. Prenez la 5G : très grand pays, le plus grand marché des technologies. Ils n’ont plus de vrais acteurs de 5G. Ils dépendent des technologies des autres, des Européens ou des Chinois. Donc ce n’est facile pour personne. Mais ce que je veux dire par là, c’est qu’il me semble que l’Europe a été mue par une logique dont le primat était économique, avec un sous-jacent qui était, au fond, que l’économie de marché s’ajuste pour le bien de tout le monde. Ce n’est pas ou plus vrai. Nous devons en tirer les conséquences, c’est le retour d’un agenda stratégique de souveraineté.

Si nous n’agissons pas, dans 5 ans je ne saurai pas dire à mes concitoyens « Vos données sont protégées. Vous voulez que vos données soient protégées en France ? Vous avez tel système qui assure que l’information est privée, je peux vous le garantir ». Si je leur dis « Je ne peux pas vous le garantir, ce n’est pas moi qui décide sur ce qui fait votre vie, de la relation avec votre petite copine jusqu’à la gestion du quotidien de vos enfants en passant par vos comptes etc... » et si on laisse les choses se faire, tout ce qui fait votre vie sera géré, utilisé, suivi par des gens qui n’ont rien à voir avec l’Etat. S’il y a besoin d’en être sûr, regardez l’attitude de Google avec les directives européennes sur le droit voisin, un sujet qui vous touche.

Dans les domaines de la défense et la technologie vous décrivez une Europe qui n’a pas réussi à travailler ensemble, une Europe qui est encore trop fragmentée. Croyez-vous que l’Europe peut agir ensemble, dans le cadre de la constitution actuelle de l’Union européenne ? Est-ce que cela nécessite une plus grande centralisation, du pouvoir, du budget ?

Ce sont des sujets dont l’Europe ne s’était pas emparée jusqu’alors. L’Europe de la défense a été relancée à l’été 2017. C’était un impensé depuis le milieu des années 50, en dépit des tentatives menées à partir de 1999. L’Europe technologique on ne l’a pensée que par le marché unique, c’est-à-dire lever les barrières, le roaming etc… On ne l’a pas du tout pensée par les fournisseurs et l’aspect stratégique. L’Europe s’est divisée sur des sujets, et elle va trop lentement, notamment sur les sujets de relance économique, de solidarité budgétaire. C’est plus l’approfondissement de la zone euro, l’union bancaire, qui ne vont pas assez vite, et qui sont un sujet de division de l’Europe. L’Europe est divisée également sur le sujet migratoire. Au fond l’Europe a été trop lente à gérer les deux grandes crises qu’elle a vécues ces dix dernières années et à trouver des solutions conjointes, sur cela vous avez raison.

Sur l’agenda de souveraineté que j’évoque, ce sont plutôt des questions nouvelles donc nous devons bouger rapidement. Sur la défense, l’Europe a opéré un mouvement assez rapide. Beaucoup plus que sur d’autres sujets, parce que c’était, au fond, un univers nouveau. Il faut partager cette conscience géopolitique et en effet s’assurer que tout le monde suit. Sur beaucoup de ces sujets, la Commission européenne a la compétence : numérique, marché unique, maintenant des sujets de défense en coopération renforcée. C’est d’ailleurs le portefeuille français dans la prochaine Commission. C’est pourquoi c’est si important pour nous, mais ce sont des sujets sur lesquels la Commission a un grand rôle à jouer.

Après, la question de savoir si on change de constitution, moi je ne suis pas du tout fermé, je l’ai déjà dit plusieurs fois. Mais la question de savoir si on partage le même agenda, si l’on veut communautariser des choses pour aller vers un système en quelque sorte plus lâche, plus mou, de moins en moins stratégique, je ne suis pas favorable. Je suis pour rendre les choses plus efficaces, décider plus vite, plus nettement, pour changer le dogme et l’idéologie aujourd’hui qui nous meut collectivement. Et avoir un projet plus souverain, plus ambitieux sur son avenir, plus démocratique et qui, sur le numérique comme le climatique, va beaucoup plus vite et fort. Mais ça suppose déjà de réussir à engager les quelques grands acteurs de l’Europe sur cet agenda-là. Après je pense qu’à un moment donné bien sûr il faudra une réforme de l’Europe, bien sûr qu’il faudra une Commission avec moins de membres. Bien sûr qu’il faudra la capacité à passer sur plusieurs sujets à la majorité qualifiée.

Lors de notre interview avec vous au mois de juillet 2017, vous aviez l’air déjà un peu frustré par la lenteur de l’Europe et surtout de la relation franco-allemande, la capacité des Allemands à vous accompagner, vous suivre. Avec qui allez-vous construire cette Europe si ce n’est pas les Allemands ?

J’ai toujours dit qu’il faut qu’on ait les Allemands avec nous, et les Britanniques doivent être un partenaire sur l’Europe de la défense. On garde les traités bilatéraux qu’on avait confirmés à Sandhurst. Je pense que les Britanniques ont un rôle essentiel à jouer. D’ailleurs la question se posera pour eux de la même manière car ils seront même plus impactés, si l’OTAN change de nature, que nous. Donc la relation bilatérale est pour moi essentielle sur le plan militaire. Ce qui est vrai c’est que les Britanniques, même avant le Brexit, optaient pour une stratégie beaucoup plus agressive. Sur le plan technologique et beaucoup d’autres ils ont décidé de lâcher la souveraineté contre un modèle « à la singapourienne » je dirais. Je ne suis pas sûr que ça soit soutenable. J’avais ces discussions avec Theresa May, je l’ai eu avec Boris Johnson, parce que je pense que ce sont les classes moyennes qui ont réagi et qui ont voté Brexit. Je pense que les élites trouvent leur compte dans un modèle comme celui-là. Je ne pense pas que les classes moyennes le trouvent. Je pense que les classes moyennes britanniques ont besoin d’un modèle européen qui fonctionne mieux où elles ont plus de protection...

Et avec les Allemands ?

Et avec les Allemands il faut…

Ils ne partagent pas la même vision stratégique !

Je n’ai pas de leçon à donner aux Allemands. Ils ont nettement mieux géré que nous le tournant des années 2000. Quelle est la difficulté avec les Allemands ? Ils ne sont pas au même moment du cycle économique et politique, donc il faut qu’on arrive à rephaser. D’abord, ils ont très bien géré la première décennie des années 2000. Ils ont fait les réformes au bon moment, ils ont réussi à s’ouvrir, à avoir une économie très compétitive. Ils sont les grands gagnants de la zone euro, y compris avec ses dysfonctionnements. Aujourd’hui simplement il faut que le système allemand intègre que cette situation n’est pas durable. Mais encore une fois je dis… les convaincre, les pousser à aller dans ce sens-là c’est le seul moyen pour moi de les faire venir à ma position. Moi je mène des réformes de mon côté, je ne leur demande pas de la solidarité ou autre. Mais je dis, même pour vous, ce système n’est pas durable. Donc à un moment donné ils vont devoir repivoter. L'expérience a montré qu’ils prenaient parfois plus de temps, mais une fois qu’ils sont décidés, ils sont mieux organisés que beaucoup.

On ne constate pas beaucoup de mouvement dans ce sens-là. Ils vous repoussent tout le temps.

Ce n’est pas si vrai : sur la défense ils sont avec nous, ce qui était un tabou. Ils sont avec nous stratégiquement, y compris sur des grands projets, y compris sur les exportations d’armement, c’est un vrai atout. Ils ont également suivi les mécanismes d’approfondissement de la zone euro. Maintenant, on a un problème de magnitude, et c’est vrai que le tabou, c’est bien une question du stimulus budgétaire. C’est vrai pour toute l’Europe. Nous avons pensé nos règles dans un environnement qui n’était pas cet environnement de taux et de liquidité.

J’élargis le spectre. Vous avez une géopolitique où les Chinois sont dans une situation budgétaire que personne ne sait appréhender. On présume que quand même ils y vont, ils investissent massivement. Les Etats-Unis ont creusé le déficit pour investir sur des éléments stratégiques et relancer sur les classes moyennes. Si l’Europe est la seule à consolider, quelle est aujourd’hui la situation de l’Europe ? Je l’ai dit devant d’autres patrons en des termes assez brutaux, mais c’est une réalité macro-économique et financière. L’Europe est un des continents où il y a le plus d’épargne. Une grande partie de cette épargne sert à acheter des obligations américaines. Donc avec notre épargne on paye l’avenir des Etats-Unis, et en plus on s’expose sur une fragilisation. C’est absurde.

Dans ce contexte, on doit repenser notre schéma macroéconomique. Nous avons besoin de plus d’expansionnisme, de plus d’investissement. L’Europe ne peut pas être la seule zone à ne pas le faire. Je pense que c’est pour ça aussi que le débat autour du 3% dans les budgets nationaux, et du 1% du budget européen, est un débat d’un autre siècle. Ce n’est pas le débat qui permet d’avoir cette politique. Ce n’est pas le débat qui permet de préparer l’avenir. Quand je regarde notre niveau d’investissement en intelligence artificielle, à comparer avec la Chine ou les Etats-Unis, nous ne sommes pas dans la même division.

Est-ce qu’on peut revenir à votre activité diplomatique ? On a vu beaucoup d’activité autour du dossier iranien, mais aussi l’Ukraine. Vous avez évoqué cette idée de la France comme une puissance d’équilibre, donc une puissance qui peut parler aux autres, maintenir le dialogue ouvert à tous. Est-ce qu’il n’y a pas une contradiction entre cette ambition-là et celle de créer une Europe puissante, militaire ?

Je ne crois pas du tout. Au contraire. L’Europe de toute façon doit se penser comme une puissance d’équilibre. Mais je pense que c’est le rôle de la France en tant que membre permanent du Conseil de sécurité, Etat doté, membre fondateur de l’Union européenne, pays qui est présent à travers ses territoires ultra-marins dans tous les continents et qui reste très présent par la francophonie. Nous avons une capacité de rayonnement qui est inédite. Il n’y a au fond que le Royaume-Uni qui peut par le Commonwealth, bien qu’il ait décidé de suivre une autre voie, prétendre à la même chose. Il y a toutefois une différence dans notre tradition, dans notre histoire diplomatique : nous sommes moins alignés sur la diplomatie américaine, ce qui nous donne des marges de manœuvre dans ce monde.

Quand je dis puissance d’équilibre, cela pose aussi la question de nos alliés. Mais pour le dire en des termes très simples, on a le droit de ne pas être totalement ennemi avec les ennemis de nos amis. C’est ce que ça veut dire en des termes presque enfantins. Qu’on peut parler à tout le monde et donc construire des équilibres pour éviter que le monde ne s’embrase.

Je pense que ce n’est pas du tout incompatible. Parce que c’est d’abord ce qui nous permet d’avoir de l’effet utile et des points de levier au voisinage de l’Europe. Ensuite c’est ce qui nous permet d’acter que... pour moi la puissance militaire n’a pas vocation forcément à être utilisée. On l’utilise dans la vie contre le terrorisme, qui est un usage utile aujourd’hui, en Afrique et comme partenaire de la coalition internationale. Mais elle est essentiellement au service d’une diplomatie. Je pense que c’est très important de garder les deux leviers et donc à la fois de chercher ce rôle de puissance d’équilibre et d’avoir une crédibilité militaire. Aujourd’hui si vous n’avez pas de crédibilité militaire, dans un monde où les puissances autoritaires remontent, ça n’existe pas.

Et c’est d’ailleurs ce pourquoi ce qui vient de se passer en Syrie est dramatique. On a acté d’un retrait militaire. A l’inverse, ce qu’on avait obtenu des Américains, le 13 avril 2018 lors des frappes contre le programme syrien d’armes chimiques, c’était un évènement qui avait rehaussé notre crédit dans la région, y compris sur le plan diplomatique. Avec l’opération Hamilton, nous avons frappé de manière chirurgicale des bases chimiques en Syrie. On avait montré que maintenant la ligne rouge était respectée. Ce qui n’avait pas été fait en 2013-2014. Et donc c’est l’articulation des deux, je pense que c’est très complémentaire.

Vous avez parlé de la valeur essentielle de l’humanisme comme étant l’essence de ce que l’Europe a apporté au monde. Ce soir vous nous avez parlé d’un monde qui est de plus en plus dominé par la realpolitik, que l’idée que les valeurs occidentales avaient triomphé de façon permanente s’est avérée être fausse. Pourtant beaucoup de vos partenaires européens ont du mal à appliquer la realpolitik car cela les oblige à fermer les yeux, à parler avec M. Poutine par exemple, ou à commercer avec la Chine malgré ce qui arrive aux Ouïghours dans la région du Xinjiang. Comment concilier cette question de l’humanité et l’humanisme avec l’obligation de realpolitik dans un monde hostile et dangereux?

D’abord il y a un élément qu’on avait peut-être sous-estimé, qui est le principe de souveraineté des peuples. Et je pense que l’expansion des valeurs, de l’humanisme que nous portons, et l’universalisation de ces valeurs auxquelles je crois, ne fonctionnent que pour autant que vous arrivez à en convaincre les peuples. Parfois on a commis des erreurs en voulant imposer nos valeurs, en changeant des régimes, sans les peuples. C’est ce qu’on a connu en Irak ou en Libye… c’est peut-être à un moment ce qui a été pensé en Syrie mais qui a échoué. C’est un élément de l’approche occidentale dirais-je en termes génériques, qui a été une erreur du début de ce siècle, sans doute funeste, issue du mariage de deux courants : le droit d’ingérence avec le néo-conservatisme. Et les deux se sont tressés et ont obtenu ces résultats qui sont dramatiques. Parce que la souveraineté des peuples est selon moi un élément indépassable. C’est ce qui nous a fait, et qui doit être respecté partout.

La grande difficulté c’est qu’on a un effet de contrecoup, un retour d’autres valeurs concurrentes. Des modèles non-démocratiques, qui viennent défier l’humanisme européen comme jamais. J’ai souvent dit, notre modèle s’est construit au XVIIIe siècle avec l’Europe des Lumières, l’économie de marché, les libertés des individus, le régime démocratique et le progrès des classes moyennes. Le modèle chinois est un modèle qui allie économie de marché et expansion des classes moyennes, sans liberté. Pour certaines personnes cela fonctionne, donc il y a une espèce de preuve vécue. Je ne sais pas si c’est soutenable, je ne le crois pas. Mais je pense que cette insoutenabilité est, à un moment, démontrée par le peuple dans les tensions qu’il crée.

La question est maintenant de savoir si notre modèle est soutenable, parce que je vois partout dans nos pays des gens qui sont prêts à revenir sur certains de ses paramètres. Des gens qui disent « Je reviens sur l’économie de marché, peut-être qu’au fond il faut se retirer du monde et aller vers du protectionnisme ou de l’isolationnisme ». D’autres qui disent « Je suis prêt à renoncer à des libertés pour aller vers un régime plus autoritaire s’il me protège davantage, s’il permet l’expansion et l’enrichissement ». Cette crise est présente chez nous, portée par certains partis dans nos démocraties. Elle émerge en Europe, et doit nous interroger. Et donc je pense qu’il serait faux de dire simplement « Je veux l’humanisme et je l’impose aux autres ». La question c’est comment poursuivre un agenda stratégique et faire émerger également un agenda de développement, un agenda économique d’ouverture, un agenda politique, culturel, à travers lesquels vous arrivez à consolider cet humanisme.

C’est ce à quoi je crois beaucoup avec l’Afrique, ce que je pousse sur la politique africaine : un réinvestissement massif sur l’éducation, la santé, le travail...avec les Africains, l’empowerment profond. C’est pour ça aussi que je souhaite travailler avec des partenaires nouveaux. J’ai été par exemple le premier à recevoir le Premier Ministre du Soudan, du gouvernement de transition, nous avons beaucoup aidé le Premier Ministre Abiy en Ethiopie, parce qu’ils sont l’incarnation de ce modèle-là, dans des pays dont on pensait qu’ils avaient tourné le dos à ce modèle. Au fond, je pense que l’humanisme européen, pour gagner, a besoin de redevenir souverain et de retrouver une forme de réalisme politique.

On doit désormais réfléchir, s’équiper avec la grammaire contemporaine : une grammaire de puissance et de souveraineté. C’est aussi ce qui justifie par exemple la politique culturelle et de droits d’auteur que je défends. Je veux défendre les auteurs européens, un imaginaire européen parce que l’humanisme passera par là. Aujourd’hui la principale menace à l’humanisme sont les régimes autoritaires, mais aussi l’idéologie religieuse politique. L’Islam politique radical qui monte est sans doute le premier ennemi des valeurs humanistes européennes qui reposent sur l’individu libre et raisonné, l’égalité entre la femme et l’homme, et l’émancipation. Le projet d’asservissement et de domination est plutôt un projet porté aujourd’hui par l’Islam politique radical. Comment se battre contre ça ? Vous pouvez dire, quand ils basculent dans le terrorisme, je me bats. Une autre voie consiste à alimenter la démocratie, à montrer que d’autres modèles, y compris sur le plan culturel, économique, social, peuvent émerger.

Pour parler d’un régime autoritaire, vous avez appelé à un rapprochement avec la Russie, qui évoque en quelque sorte le « reset policy » d’Obama, qui n’a pas été finalement un grand succès. Qu’est-ce qui vous donne raison de penser que cette fois ce sera différent ?

Je regarde la Russie et je me demande quels choix stratégiques elle a. On parle d’un pays qui est grand comme un continent, avec une terre immense. D’une population déclinante et vieillissante. D’un pays dont le PIB est équivalent à celui de l’Espagne. Qui s’arme à marche forcée, plus qu’aucun autre européen. C’est un pays qui a été sanctionné légitimement sur la crise ukrainienne. Et donc de mon point de vue, ce modèle n’est pas soutenable. La Russie est sur un modèle de sur-militarisation, de multiplication des conflits, mais elle a ses problèmes internes : démographie, économie, etc… Donc quelles sont ses options stratégiques ?

Première option : reconstruire une puissance tout seul. Ce sera très difficile, même si par nos erreurs nous lui avons donné du levier. Nous avons montré de la faiblesse en 2013-2014, et il y a eu l’Ukraine. Aujourd’hui, la Russie optimise son jeu en Syrie par nos propres erreurs. On lui donne un peu d’air donc elle peut encore jouer comme ça. Mais tout ça est très dur, pour les raisons que j’évoquais, couplées à un modèle politique et idéologique fondé sur un conservatisme identitaire qui va à l’encontre d’une politique migratoire. Parce que la population de la Russie est composée et entourée de populations de confession musulmane qui l’inquiètent beaucoup. Compte tenu de la grandeur du territoire, il aurait pu y avoir un levier de croissance formidable avec une politique migratoire. Mais non, c’est un projet politique conservateur orthodoxe, donc ça ne marche pas. Je ne crois pas beaucoup à cette option « stand alone ».

Une deuxième voie vers laquelle la Russie aurait pu s’orienter, c’est le modèle eurasiatique. Simplement il a un pays dominant qui est la Chine, et je pense que dans ce modèle il n’y aura jamais d’équilibre. On l’a vu ces dernières années. Je regarde les plans de table qui sont faits dans les réunions pour la nouvelle route de la soie, et le Président russe est de moins en moins près du Président Xi Jinping. Il voit les choses qui changent et je ne suis pas sûr que ça lui plaise. Mais le Président russe est un enfant de St-Pétersbourg. Il y est né, son frère aîné est mort lors de la grande famine et est enterré à St-Pétersbourg. Je ne crois pas une seule seconde que sa stratégie soit d’être le vassal de la Chine.

Et donc quelles options lui reste-il ? Rétablir une politique d’équilibre avec l’Europe. D’être respecté. Selon son logiciel, l’Europe était le vassal des Etats-Unis, l’Union européenne est une espèce de cheval de Troie de l’OTAN, et l’OTAN, c’était l’expansion jusqu’à ses frontières. Pour lui, le deal de 90 n’a pas été respecté, il n’y avait pas de « zone de sécurité ». Ils ont essayé d’aller jusqu’à l’Ukraine, il a voulu mettre fin à ça, mais dans un rapport traumatique avec nous. Il a développé un projet anti-européen par son conservatisme, mais je ne vois pas comment à long terme son projet peut ne pas être un projet de partenariat avec l’Europe.

Mais vous basez votre analyse sur la logique, pas sur son comportement ?

Si, son comportement des dernières années c’est un comportement d’un homme qui a été formé dans les services avec un Etat qui est plus désorganisé qu’on veut bien le penser. C’est un immense pays avec des logiques de pouvoir en son sein. Et une espèce de fièvre obsidionale, c’est-à-dire le sentiment d’être assiégé de partout. Il a vécu le terrorisme avant nous. Il a renforcé la structure étatique au moment de la Tchétchénie, puis après il s’est dit « ça nous vient par l’ouest ».

Mon idée n’est pas du tout naïve. Je n’ai pas parlé d’ailleurs d’un « reset », j’ai dit ça prendra peut-être 10 ans. Si nous voulons bâtir la paix en Europe, reconstruire de l’autonomie stratégique européenne, nous avons besoin de reconsidérer notre position avec la Russie. Que les Etats-Unis soient très durs avec la Russie, c’est un surmoi, administratif, politique, historique… mais il y a l’océan entre les deux. C’est notre voisinage, nous avons le droit d’avoir une autonomie, de ne pas être le suiveur des sanctions américaines, de repenser la relation stratégique avec la Russie sans naïveté aucune en étant toujours aussi dur sur le processus de Minsk et sur ce qui se passe en Ukraine. Il est clair qu’il faut repenser la relation stratégique. Nous avons plein de raisons de nous fâcher. Il y a les conflits gelés, les sujets énergétiques, les sujets technologiques, le cyber, la défense etc… Ce que j’ai proposé c’est un exercice qui consiste à dire comment on voit le monde, les risques partagés qu’on a, les intérêts conjoints qu’on peut avoir et comment on reconstruit ce que j’ai appelé une architecture de confiance et de sécurité.

Et concrètement ça veut dire quoi ?

Ça veut dire, par exemple, on est alignés sur le sujet terroriste, mais on ne travaille pas assez sur le sujet ensemble. Comment fait-on ? On fait travailler nos services ensemble, on partage une vision de la menace, on intervient peut-être de manière plus coordonnée contre le terrorisme islamiste dans tout notre voisinage. Comment on montre qu’il a plus intérêt à ce qu’on ait une collaboration sur le cyber, là où on se fait la guerre de manière absolue. Comment on a intérêt à déconflicter sur beaucoup de sujets. Comment on a intérêt à régler les conflits gelés, avec peut-être un agenda plus large que l’agenda ukrainien, mais on regarde l’ensemble des conflits gelés de la région et on lui explique. De quelles garanties il a besoin ? Est-ce que c’est une garantie de non-avancée de l’UE et de l’OTAN sur tel ou tel terrain ? C’est ça. Ça veut dire, quelles sont leurs principales craintes, quelles sont les nôtres, comment on les appréhende ensemble, quels sont les points sur lesquels on peut travailler ensemble, quels sont les points sur lesquels on décide de ne plus s’attaquer si je puis dire. Quels sont les points sur lesquels on décide de concilier. Déjà partager… on a plus de discussions. Et je pense que c’est très fructueux.

Et quand vous parlez à vos homologues en Pologne et dans les pays Baltes de cette vision, que disent-ils?

Cela dépend des pays. En Pologne, il y a une inquiétude. Je commence à leur parler… J’en ai parlé évidemment à l’Allemagne d’abord, mais j’ai des partenaires qui bougent là-dessus. La Finlande a profondément bougé, ils sont dans l’Initiative européenne d’intervention. Je suis allé en Finlande, j’étais le premier Président depuis plus de 15 ans à y aller. Avec le Président Niinistö, on a parlé, on a avancé. J’en ai parlé avec le Danemark, j’en ai parlé avec les pays Baltes, l’Estonie et la Lettonie. Les choses avancent. Je ne dis pas que tout le monde s’aligne. J’ai eu une très longue discussion avec Viktor Orban sur ce sujet. Il est assez proche de nos vues et a un rôle intellectuel et politique clé au sein du groupe de Visegrád, qui est important. C’est par ce biais-là aussi que l’on peut convaincre un peu plus les Polonais.

Voilà, je pense que les choses changent. Les Polonais je ne peux pas leur en vouloir. Ils ont une histoire, ils ont une relation avec la Russie et ils ont souhaité l’ombrelle américaine dès la chute du mur. Ça ne se fait pas du jour au lendemain. Mais encore une fois, j’engage là un axe dont je ne considère pas qu’il donnera des résultats dans les 18 ou 24 mois. Mais je suis obligé d’ouvrir tous ces chantiers ensemble, de manière cohérente, avec des choses qui doivent avoir un effet immédiat et des choses qui en auront peut-être dans 5 ou 10 ans. Si je n’engage pas cette voie, elle ne s’ouvrira jamais. Mais je pense que pour nous ce serait une énorme erreur. Avoir une vision stratégique de l’Europe, c’est penser son voisinage et ses partenariats. Ce qu’on n’a pas encore fait. Lors du débat sur l’élargissement, il était clair que l’on pense notre voisinage avant tout en accès à l’Union européenne, ce qui est absurde.

Justement, votre politique à l’égard de la Macédoine du Nord et de l’Albanie a suscité beaucoup de critiques parmi vos partenaires. Comment expliquez-vous votre position?

Mais je leur ai dit qu’ils ne sont pas cohérents...

Mais vous avez vous-même dit que vous vouliez une Europe stratégique à l’égard de son voisinage !

Mais on serait les seuls à dire « la stratégie c’est d’intégrer le voisinage » ? C’est bizarre comme finalité politique. D’ailleurs je vous invite à regarder la cohérence de cette démarche qui consiste à dire « le cœur de notre politique étrangère c’est la politique d’élargissement ». Cela voudrait dire que l’Europe ne pense plus son influence que par l’accès, au marché unique notamment. C’est antagoniste avec l’idée d’une Europe puissance. C’est l’Europe marché.

Moi, j’ai essayé d’être cohérent, je leur ai dit « On a un problème. On ne sait pas fonctionner à 27; 28 aujourd’hui, 27 demain. Est-ce que vous pensez que ça marcherait mieux à 30 ou 32 ? » Et ils me disent « Si on ouvre maintenant c’est dans 10 ou 15 ans. » Ce n’est pas honnête à l’égard de nos concitoyens et de ces pays. Je leur ai dit « Regardez l’Union bancaire ». Crise en 2008 avec des grandes décisions, 2028 la fin de l’Union bancaire. On met 20 ans à réformer. Donc même si on ouvre la négociation maintenant, on n’aura pas réformé notre Union si on est au même rythme qu’aujourd’hui.

Donc pour moi il faut : un, le test de cohérence. Si on veut une Europe puissante ça doit aller plus vite et être plus intégré. Ça n’est pas compatible avec l’ouverture d’un processus d’élargissement maintenant. Deux, les mêmes qui vous disent qu’il faut élargir, sont les mêmes qui disent qu’il faut garder 1% du budget. C’est la métaphore de la tartine que j’ai faite l’autre jour. Certains voudraient que la tartine soit toujours de plus en plus grande, mais quand il s’agit de mettre du beurre, ils ne sont pas d’accord. A la fin, l’Europe devient un marché, mais il n’y a plus de solidarité, il n’y a plus de politique d’avenir. Si on met le même budget sur une base qui est plus large, il n’y a plus de politique de convergence, il n’y a plus de projet politique à terme, et il n’y a plus de capacité à investir par rapport à l’extérieur. Et ensuite certains disent : c’est le seul moyen pour que la Russie, la Turquie, la Chine, ne soient pas les faiseurs de rois dans ces pays. Mais ces influences perdurent et se développent dans les pays qui sont en cours de négociation ou parfois même déjà membres.

A la rigueur si on dit « faisons un effort, investissons, disons à nos entreprises d’y aller massivement, mettons de l’argent en termes de développement, pour la culture, l’éducation », ça a du sens. Ouvrir selon un processus bureaucratique, c’est absurde.

J’ajoute que la plupart étaient d’accord pour ouvrir à la Macédoine du Nord, mais presque la moitié était contre le fait d’ouvrir à l’Albanie. Erreur funeste.

Qu’ils se cachent derrière la France, vous pensez ?

Je ne pense pas, je le sais. Demandez-leur demain s’ils veulent ouvrir à l’Albanie. La moitié vous diront non. Ils veulent ouvrir à la Macédoine du Nord, c’est un petit pays, ils ont changé de nom et c’est en effet une réussite historique. Ça ne fait pas peur aux gens. La réalité c’est que si on n’ouvre pas à l’Albanie, on crée un traumatisme terrible dans la région. Les communautés albanophones sont partout. Si vous humiliez l’Albanie, là vous déstabilisez durablement la région.

Donc ma conviction c’est que, un, on doit réformer nos procédures d’adhésion, elles ne sont plus adaptées. Elles ne sont pas stratégiques. Elles ne sont pas politiques, trop bureaucratiques et pas réversibles, or il faut à un moment poser la question de la réversibilité. Deux, si vous vous préoccupez de la région, la première question c’est avant la Macédoine et l’Albanie, la Bosnie-Herzégovine. La bombe à retardement qui fait tic-tac à côté de la Croatie et qui est confrontée au problème du retour de djihadistes, c’est la Bosnie-Herzégovine. Troisième sujet, c’est de réformer nos procédures d’adhésion avant d’ouvrir les négociations. Si on fait cette réforme dans les prochains mois, je suis prêt à ouvrir les négociations. S’ils ont fait aussi les quelques efforts additionnels qui leur restent. Mais après je ne souhaite aucune entrée tant qu’on n’aura pas fait la réforme de l’Union européenne elle-même. Je pense que c’est une condition préalable, indispensable et honnête.

Une dernière question: il me semble être un corollaire de ce que vous dites au sujet de la Syrie et de la Turquie qu’à terme la Turquie n’a pas sa place au sein de l’OTAN. Est-ce que c’est votre avis ?

Je ne sais pas le dire. Notre intérêt n’est pas de les pousser dehors, c’est peut-être de repenser ce qu’est l’OTAN. J’ai fait exactement le même raisonnement sur le Conseil de l’Europe et la Russie. Ça m’a été beaucoup reproché mais je pense que c’est plus puissant parce que le Conseil de l’Europe oblige. Garder la Russie au Conseil de l’Europe c’était donner plus de protection aux citoyens russes. Je pense en tous les cas qu’il faut poser la question de savoir « Qu’est-ce que ça veut dire d’appartenir à l’OTAN? ». Je pense qu’on a plutôt intérêt dans le contexte actuel à essayer de maintenir la Turquie dans le cadre et dans un esprit de responsabilité, mais ce qui veut dire aussi que tel que l’OTAN fonctionne aujourd’hui, le garant en dernier ressort de l’OTAN doit être clair à l’égard de la Turquie. Et aujourd’hui, qu’est-ce qui a créé cette friction ? Ce qu’on a vu, pourquoi j’ai parlé de mort cérébrale, c’est que l’OTAN en tant que système ne régule pas ses membres. Et à partir du moment où un membre sent qu’il a le droit de suivre son chemin, qui est donné par les Etats-Unis d’Amérique, il le fait. Et c’est ce qui s’est passé.

 

Source : https://www.economist.com/europe/2019/11/07/emmanuel-macron-in-his-own-words-french

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