La rencontre networking de la CCI France Russie et de la Chambre de Commerce Américaine en Russie (AmCham) a eu lieu à Moscou
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Interview d’Isabelle Kocher dans Kommersant : « La Russie doit développer massivement les ENR »
08.06.2017

 

La dirigeante d’Engie, Isabelle Kocher, s’exprime sur les contrats avec Gazprom, les projets avec Rosatom et la ville de demain.
 
Kommersant : y a trois ans, ENGIE a radicalement changé sa stratégie. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi et en quoi consiste cette fameuse « révolution énergétique » ?
 
IK : Nous croyons fermement en ce que nous appelons les trois « D ». Tout d’abord, la décarbonisation. Cela implique que le gaz et les énergies renouvelables gagnent en importance et remplacent le pétrole et le charbon. Cela prendra bien sûr du temps, mais c’est une dynamique indéniable.
 
Ensuite, la décentralisation. Cela signifie que le système énergétique, au lieu de s’appuyer sur quelques grosses centrales de production d’électricité et des réseaux de transmission à très haute tension, comme c’est le cas aujourd’hui, fonctionnera sur la base de nombreuses capacités de production dispersées sur l’ensemble du territoire. La moitié de l’électricité produite sera consommée localement grâce à de petites unités de production d’électricité installées directement dans les bâtiments et chez les particuliers. Nous allons assister à une telle transformation des modes de production, car la production d’électricité à partir des énergies renouvelables est relativement commode, grâce à leur flexibilité et à leur faible encombrement, ce qui permet d’installer des unités de production sur les toits, dans les jardins, etc. Par ailleurs, les villes ont déjà commencé à mettre en place des capacités de stockage de l’énergie produite à partir des renouvelable, et qui sont la base du développement des « réseaux intelligents ».
 
Enfin, la digitalisation, essentielle car tout ce système énergétique fonctionne de manière automatisée ; Imaginez que vous décidez d’installer des panneaux solaires sur votre toit : vous aurez alors besoin d’une solution de stockage de l’énergie produite, et votre habitation sera reliée au système énergétique local et il faudra qu’à chaque instant il soit à l’équilibre. Pour cela vous avez besoin d’un système qui soit capable de le faire lui-même. C’est pourquoi à l’avenir, la production d’électricité et les systèmes automatisés seront intimement liés.
 
Tout cela forme une dynamique positive, car tous les défis auxquels nous faisons face aujourd’hui pourront trouver une réponse dans ces nouveaux développements. Les enjeux sont la lutte contre le réchauffement climatique, mais également la garantie d’un meilleur et plus large accès à l’énergie, car ces systèmes énergétiques locaux vont contribuer à simplifier et à réduire le coût de l’accès à l’énergie. En Afrique, par exemple, il y a d’importants problèmes liés aux infrastructures énergétiques. Ainsi, au lieu de passer plusieurs décennies à construire des réseaux électriques à grande échelle, nous pourrions mettre en place de petits systèmes énergétique autonomes. Nous avons décidé d’être les leaders de ce mouvement, parce que près de 80% de nos activités sont déjà engagées dans cette dynamique, grâce à notre expertise dans le domaine du gaz, des énergies renouvelables et des solutions décentralisées. Nous faisons avec les cartes dont nous disposons et essayons d’utiliser au maximum les compétences qui sont les nôtres. C’est aussi pourquoi nous avons décidé de cesser nos activités dans le domaine du pétrole et du charbon, et de nous réorienter vers les trois « D ». Nous avons également décidé d’investir sur le long-terme dans les nouvelles technologies. Les choses changent comme vous pouvez le constater, les énergies renouvelables sont par exemple déjà concurrentielles à l’heure actuelle, pour les panneaux solaires, ou les éoliennes et notamment sur les sites offshore. Mais certaines technologies ne sont pas encore tout à fait au point, il s’agit notamment des systèmes de stockage de l’énergie.
 
Kommersant : Oui, c’est un moment décisif.
 
IK : Et également un grand défi. Si vous avez 2-3% de renouvelables dans votre mix énergétique, cela n’est pas un problème, parce que vous disposez alors d’autres sources de production d’électricité qui peuvent répondre aux pics de consommation et qui garantissent la stabilité et l’efficacité du système. Mais si leur part passe à 15- 20 %, alors l’absence de solution de stockage pose un sérieux problème. Nous investissons également dans les systèmes de dispatching de l’électricité, pour assurer une plus grande flexibilité. L’hydrogène pourrait aussi constituer un élément clé du futur de l’énergie.
 
Nous ne nous attendons pas à avoir un fort retour sur investissement dans ces technologies dans les 3 à 5 années à venir, mais il est essentiel d’être l’initiateur de cette tendance. Cela signifie également que nous serons prêts en cas de nouveaux changements très rapides et que nous serons compétitifs.
 
Kommersant : Quelle est la place du gaz dans cette stratégie ?
 
IK : Le gaz est essentiel, pour la production d’électricité en premier lieu, parce qu’il garantit la flexibilité de la production. Ensuite, le gaz est respectueux de l’environnement, parce qu’il n’émet que très peu de GES. Le gaz reste l’une de nos activités fondamentales avec les renouvelables et les solutions décentralisées. C’est également un élément clé de notre partenariat avec la Russie, avec l’anniversaire en 2015 des 40 ans de la première livraison de gaz depuis la Russie à la France. Nous sommes l’un des plus gros acheteurs de gaz russe, et le partenariat entre ENGIE et Gazprom représente près de 15% du volume total des échanges entre la Russie et la France.
 
Nous participons au projet Nord Stream 2, qui revêt une importance stratégique pour la Russie, et l’objectif de notre participation est de garantir un approvisionnement sûr et compétitif en gaz à l’Europe, afin de pouvoir fournir nos clients. Nous avons également signé un accord avec Novatek pour l’achat de volumes de GNL du projet Yamal LNG, élargissant ainsi notre portefeuille d’approvisionnement en GNL. Nous sommes présents dans 70 pays, et les approvisionnements en gaz uniquement par gazoducs ne permettraient pas de fournir l’ensemble de nos clients.
 
Kommersant : Prévoyez-vous de conclure de nouveaux contrats avec Gazprom pour la fourniture de gaz par Nord Stream 2 ?
 
IK : Nous avons déjà des contrats de long-terme avec Gazprom, et les fournitures seront assurées dans le cadre de ces contrats de long-terme. En ce qui concerne les volumes, ceux prévus par les contrats actuels sont suffisants. Nous regarderons en priorité les clauses et conditions de ces contrats pour assurer notre compétitivité.
 
Kommersant : En avril, vous avez signé un MoU avec Gazprom, sur quoi porte-t-il ?
 
IK : La base de notre partenariat, c’est l’achat de gaz à la Russie, et avant tout, pour fournir nos clients en France. Ainsi, nous avons décidé d’élargir notre partenariat et d’étudier dans quels autres pays européens nous pourrions vendre le gaz de Gazprom. Nous étudions notamment le marché roumain. Par ailleurs, nous étudions actuellement des possibilités de coopération pour accroître l’efficacité énergétique du système de transport du gaz (des gazoducs).
 
Kommersant : Ainsi, si je comprends bien, pour le moment, la possibilité de participer à des projets dans le domaine de l’E&P est exclue, même concernant le gaz
 
IK : Nous avons décidé de céder nos activités dans le domaine de l’E&P, dans le cadre desquelles nous exploitions du pétrole, mais aussi du gaz .Pour être franche, nous n’avons jamais été un acteur majeur dans ce domaine, et nous avons compris que la valeur ajoutée que nous pouvons apporter ne se situe pas dans ce secteur. Si nous parlons du gaz en particulier, nous concentrons nos activités dans le midstream, pour le transport, la distribution, la vente et le stockage. Par ailleurs, comme je l’ai déjà dit, nous sommes également présents dans le domaine des renouvelables et des solutions décentralisées.
 
Nous avons, il y a peu, remporté un appel d’offres pour la construction de centrales solaires en Inde, pays où la concurrence dans ce domaine est très importante, en ceci que les autorités indiennes envisagent de construire 100 GW de capacités de production d’électricité d’origine solaire. Vous représentez-vous ce que cela signifie ? C’est l’équivalent de 100 réacteurs nucléaires. Pour le moment, seuls 10 W sont en construction, et 10% d’entre eux le sont par ENGIE. Sur un marché avec une telle concurrence, ce n’est pas mal du tout.
 
Nous nous intéressons également fortement à l’énergie géothermique, parce qu’il s’agit là de la seule énergie renouvelable qui ne soit pas intermittente. Nous avons déjà d’importants projets dans la géothermie en Indonésie.
 
Une dimension également majeure de notre activité, c’est l’efficacité énergétique. En Russie nous estimons qu’il y a un vrai potentiel pour le développement de programmes dans l’efficacité énergétique avec des partenaires majeurs. Vous représentez-vous le gain de compétitivité qu’un producteur pourrait réaliser, s’il diminuait l’intensité énergétique de ses activités de 30% ? Pour la Russie, qui tente de relocaliser une grande partie de la production sur son territoire, il s’agit là d’un point décisif.
 
ENGIE a une longue histoire avec la Russie, basée sur la gaz, et aussi nous voulons élargir le champ de notre collaboration. Ainsi, nous envisageons la possibilité d’accompagner le développement de projets dans les énergies renouvelables avec des partenaires russes.
 
Kommersant : Quels projets avez-vous à l’esprit ?
 
IK : Vous savez que Rosatom, par exemple, a des projets dans les renouvelables… Et nous avons déjà un cadre pour collaborer avec Rosatom dans différents domaines.
 
Kommersant : Oui, dans l’éolien, avec sa filiale Vetro OGK
 
IK : Oui. Nous pourrions travailler ensemble grâce à l’expertise dont nous disposons dans le domaine de l’ingénierie.
 
Kommersant : Une participation financière d’ENGIE est-elle prévue ?
 
IK . Nous, nous ne sommes pas des financiers. Nous pourrions fournir des services d’ingénierie, et également une expertise sur la réalisation de tels projets.
 
Bien sûr, la Russie dispose d’un très grand potentiel avec les hydrocarbures, mais elle dispose aussi d’un très grand potentiel dans les renouvelables. Le développement et l’installation de centrales solaires ou éoliennes nécessite d’avoir beaucoup d’espace, et la Russie a un immense territoire. Comme je vois les choses, il faut prendre en considération deux points importants lorsque l’on parle de la Russie. Tout d’abord, il faudrait utiliser ce grand potentiel en diminuant la part du gaz pour le remplacer par des renouvelables, et exporter ces volumes de gaz libérés vers des pays où le gaz ne peut pas être remplacé dans le mix énergétique et où le prix du gaz n’est pas subventionné. Or le gaz consommé en Russie est du gaz vendu à un prix très faible. Nous avons cette tendance à l’esprit lorsqu’il est question de l’accroissement de ce potentiel, mais il reste beaucoup à faire.
 
Kommersant : Il est ici question de la compétitivité des énergies renouvelables en Russie s’il n’y avait pas de subventions de l’Etat, en prenant en compte la place du gaz dans le mix énergétique, c’est bien cela ?
 
IK : Actuellement les renouvelables gagnent en compétitivité. Je reviens tout juste du Moyen – Orient où l’on peut vendre de l’électricité produite à partir des panneaux solaires pour 2 centimes du kW. L’électricité produite à partir du gaz, elle, est vendue à 4 centimes du kW.
 
Kommersant : Ce coût prend-il en compte le coût du stockage de l’énergie ?
 
IK : Non, c’est précisément ce que j’ai à l’esprit. Si l’on prend tout en compte, cela revient à 9 centimes du kW. Et bien sûr, ce prix est prohibitif. Mais dans le cas du Moyen – Orient, tout comme en Russie d’après moi, on peut accroître la part des renouvelables dans le mix énergétique sans inclure le coût pour le stockage, car leur part est très faible dans le mix énergétique. Et pendant ce temps, le coût des batteries continue de diminuer.
 
Ce processus, est à mon avis essentiel, tout comme il est essentiel que les pays y participent et participent à la recherche de solutions, même si au bout du compte les énergies renouvelables ne sont pas compétitives. C’est pourquoi il me semble important que la Russie commence à construire des centrales fonctionnant à partir des énergies renouvelables. Et pour cela, il faut mettre en place des conditions favorables pour les investisseurs, il faut un cadre législatif, qui leur assurent un retour sur investissement.
 
Le deuxième aspect important pour le développement des énergies renouvelables, d’après moi, et qui l’est aussi pour la Russie, c’est l’utilisation de réseaux intelligents. Cela concerne la fourniture d’énergie, et permet de moderniser de nombreux aspects de la vie de tous les jours, et notamment dans les villes. Par exemple, l’utilisation de transports en commun électriques, pour réduire les émissions de GES.
 
Kommersant : Pouvez-vous nous parler de votre coopération avec les autorités municipales de la ville de Moscou ?
 
IK : Nous en sommes encore au tout début. Par exemple, nous avons un programme de management urbain, qui permet aux villes d’organiser leur développement. Nous réalisons des cartographies très détaillées en 3D de la ville, avec une précision métrique, sur lesquelles apparaissent tous les bâtiments. Et grâce à ces instruments, il est possible de faire beaucoup de choses comme de conduire une simulation de l’impact d’un changement du schéma de transports. On peut également évaluer le potentiel de production d’énergie solaire, à partir des données d’ensoleillement de l’ensemble des toits de la ville. On peut estimer l’efficacité énergétique de l’éclairage publique et réaliser une simulation des changements qui doivent être apportés. On peut améliorer la sécurité car les simulations 3D nous permettent de comprendre comment disposer les caméras de surveillance dans les rues.
 
Kommersant : Les prix des hydrocarbures ont chuté ces deux dernières années, et les sources traditionnelles d’énergie sont devenues plus compétitives. Au même moment, l’avenir de l’Accord de Paris sur le climat est menacé part la décision du nouveau président américain de s’en retirer. Ne pensez-vous pas que ces éléments pourraient venir perturber la révolution énergétique dont vous parliez ?
 
IK . Je remarque un fort attrait de la part de la jeune génération pour les technologies vertes, qui voit en elles un outil de lutte contre le changement climatique. Un autre point important, ce sont les pays en développement. Vous savez, alors que les ER se développaient dans les pays développés, on se demandait si les pays en développement pourraient se développer en favorisant les énergies renouvelables. D’après moi, cette question est déjà résolue. Regardez le développement des énergies renouvelables en Chine et en Inde. Il n’est pas que question de réduction des émissions de GES ici, mais également d’indépendance énergétique.
 
Les pays en développement ont besoin d’une très grande quantité d’énergie et dans certains d’entre eux, ils ne disposent pas de ressources traditionnelles propres. Par exemple, nous travaillons au Chili et au Maroc. Au Chili, il n’y as pas une seule goute d’hydrocarbure, et ils dépendent très fortement de leurs voisins. Vous savez que l’Argentine les fournissait en gaz et que d’un coup elle a cessé tout approvisionnement. D’un coup, le Chili s’est retrouvé dans une situation très compliquée où il a du trouver rapidement de nouvelles sources d’énergie.
 
Kommersant : Aujourd’hui le Chili est un grand importateur de GNL.
 
IK : Oui. Et nous avons une situation similaire au Maroc, où ils dépendent fortement du gaz algérien. Et dans les deux pays, pour ces raisons, il y a une forte volonté de développer les énergies renouvelables, tout comme dans de nombreux autres pays. Et je ne pense pas que ce processus puisse s’arrêter, même si les USA décidaient de sortir de l’Accord de Paris, parce que les énergies renouvelables offrent à ces pays la possibilité de développer leur économie. Bien sûr, se pose la question du rythme des progrès technologiques et des risques géopolitiques, mais je ne crois pas que ce processus puisse s’arrêter. Même en Russie, où les énergies renouvelables ne sont pas aussi compétitives que les sources traditionnelles, comme le gaz, leur développement pourrait devenir intéressant d’un point de vue économique s’il permettait de libérer certains volumes de gaz pour les exporter.
 
Kommersant : Ces dernières années les relations politiques entre la Russie et l’Occident se sont dégradées. Dans quelle mesure ce la a-t-il eu un impact sur le business ? Sentez-vous des pressions en France à cause de votre volonté de développer les affaires en Russie ?
 
IK : Regardez la rencontre récente entre les présidents russe et français…
 
Kommersant : Cette rencontre était plutôt froide.
 
IK : Je ne partage pas cet avis. L’Europe, et la France en particulier, comprennent parfaitement que la Russie est un partenaire important. C’est un grand voisin et un partenaire important. Nous, en tant que groupe ENGIE, nous essayons de toujours soutenir les relations avec les pays dont nous sommes les partenaires. Nous somme un partenaire qui croit en la relation avec la Russie, même dans les secteurs où les relations entre la Russie et le reste du monde se sont dégradées. Ce qui importe pour nous, en tant que grande entreprise étrangère, et que soit créée une base efficace pour les affaires, en pleine conscience des risques existants. Il s’agit là d’un objectif atteignable.
 
Kommersant : Cependant il s’agit là de la première visite du dirigeant d’ENGIE au SPIEF. Pourquoi maintenant, et pas l’année dernière ?
 
IK : Parce que tout d’abord, il y a un an, je venais tout juste d’être nommée à ce poste. Et puis parce que la Russie a pris des initiatives auxquelles nous pouvons participer, parce que nous sommes compétents dans ces domaines. Et nous sentons qu’il y a de l’intérêt pour nos compétences, et pas seulement dans le secteur du gaz.

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